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A l'occasion de la parution du premier tome de Car l'Enfer est ici, la suite directe de l'excellent thriller du Pouvoir des Innocents, nous avons eu l'envie de poser quelques questions au talentueux LUC BRUNSCHWIG. Ce dernier s'est en effet imposé comme l'un des meilleurs scénaristes français et ce dès ses premiers ouvrages parus il y a bientôt 20 ans. Alliant à la fois la maîtrise des codes des genres, la densité romanesque de ses récits, l'efficacité de sa narration, la pertinence d'un propos et la profondeur psychologique de ses personnages, Luc Brunschwig ne cesse de surprendre et de captiver ses lecteurs. Pour notre plus grand plaisir, l'auteur des superbes Holmes et La Mémoire dans les Poches (notre "album de l'année 2006") lancera également une nouvelle série (Urban) au mois de septembre toujours aux éditions Futuropolis. Bonne lecture!
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Nicolas : J'ai le sentiment que votre travail prend racine dans l'œuvre de deux scénaristes importants: Alan MOORE et Jean VAN HAMME . Ce dernier a apporté un nouveau souffle à la Bande Dessinée franco-belge au travers d'une exploration des genres (du thriller à l'heroic fantasy) et d'une écriture dynamique et efficace. Alan Moore a de son côté détourné et "déconstruit" les genres en leur donnant une portée à la fois "politique" et "littéraire". Votre série Le Pouvoir des Innocents pourrait être le confluent d'œuvres comme SOS Bonheur et V pour Vendetta. Ces deux ouvrages (et leurs auteurs) ont-ils eu une influence sur votre parcours?LUC BRUNSCHWIG : Autant Alan Moore m'a clairement montré jusqu'où une BD distractive pouvait se permettre d'aller en terme de profondeur et d'investissement personnel, autant Jean Van Hamme n'a pas influencé mon écriture... ceci pour une simple raison : c'est que je ne me suis intéressé à lui qu'après avoir commencé ma carrière. Les gens qui lisaient le scénario du Pouvoir des Innocents me répétaient sans arrêt que je devais adorer XIII.
Mais non, je n'avais pas lu cette série, ce que, je me suis empressé de faire pour comprendre à quoi ils faisaient allusion.
C'est comme ça que j'ai lu les 7 excellents premiers tomes de cette saga (La Nuit du 3 Août venait tout juste de sortir) et découvert l'efficacité d'écriture de Van Hamme, sans qu'elle m'influence outre mesure, vue qu'elle était déjà intégrée dans ma façon d'envisager mes histoires...
Si je devais donner deux autres influences à mon écriture, je parlerai plutôt de Will EISNER, pour la portée sociale et intimiste de ses œuvres, l'humanisme chaleureux et pourtant "pas dupe" qui s'en dégage... et Frank MILLER, qui à la même époque qu'Alan Moore a introduit avec un talent impressionnant la notion de polar et de psychologie dans les scénarios de superhéros, à travers ses grands récits pour Daredevil ou Batman...
Nicolas : J'ai également le sentiment que votre œuvre se construit autour de personnages qui se heurtent brutalement à une société en plein dysfonctionnement. Ce thème semble se décliner dans plusieurs de vos séries au travers d'approches différentes (dans Le Pouvoir des Innocents, Le Sourire du Clown, La Mémoire dans les Poches ou Makabi/Lloyd Singer). Il existe une forme d'affrontement constant entre le "simple citoyen" et le système qui l'entoure, entre le "Monde des Idées" et la "Réalité". Comme dans V pour Vendetta, vous semblez vous interroger sur la difficulté de défendre une cause sans que les moyens employés ne finissent par la pervertir.
LUC BRUNSCHWIG : Je crois surtout que c'est un profond reflet de ma propre histoire... Je suis quelqu'un qui a été très protégé du monde durant toute mon enfance par une maman-poule. Me confrontant peu à la réalité, j'en avais un vision très floue et quand j'ai quitté ma famille pour faire mes études à l'âge de 18 ans, le choc a été carrément brutal. Je me suis rendu compte que je ne comprenait rien aux relations humaines, aux codes qui régissent intuitivement la société... J'étais paumé. Pourtant, je sentais que c'était important et nécessaire de comprendre comment tout cela fonctionne, sous peine de vivre apeuré et coupé du monde jusqu'à la fin de mes jours.
Du coup, j'ai utilisé la bande dessinée, qui est depuis toujours ma passion, comme d'un laboratoire, utilisant mes personnages, leurs échanges et les histoires auxquelles ils sont confrontés pour expérimenter et développer ma propre connaissance du monde et des autres.
J'y mettais toutes mes interrogations, je développais mes propres théories sociales, politiques, psychologiques...
Ca a l'air bizarre dit comme ça, mais c'est vrai que mon petit laboratoire mental m'a permis de développer une connaissance étonnamment juste d'un sujet auquel je ne comprenais strictement rien... et d'en faire le cœur même de mon travail.
Nicolas : Le "récit de genre" semble vous attirer plus particulièrement. Vous explorez la science-fiction (Urban, Après la guerre), le fantastique (Les nouvelles aventures de Mic Mac Adam), l'héroic-fantasy (Vauriens, Angus Powderhill), le "polar victorien" (Holmes), le thriller, etc... Le genre (et principalement la SF et l'anticipation) est-il un moyen pour vous d'approcher le "réel" de manière détournée? D'être à la fois dans le divertissement et l'évasion tout en touchant à des notions concrètes?
LUC BRUNSCHWIG : Oui, complètement. Le genre m'a bercé toute mon enfance... C'est ce qui a motivé mon envie de faire de la BD... et au delà-même du genre, l'aspect feuilletonnesque, la possibilité de retrouver de mois en mois dans les comics les mêmes personnages dont on suivait l'évolution sentimentale, professionnelle, psychologique, c'est ce que m'a toujours attiré dans ce type d'histoire, la possibilité de suivre des personnages, d'approfondir la connaissance qu'on a d'eux et de suivre l'histoire par empathie pour eux et ce qu'ils vont advenir (contrairement à la BD franco-belge classique qui n'offrait que des aventures avec des personnages sans dimension réaliste)... Ca permet de faire tout ça, d'évoquer le quotidien et la réalité, sans ennuyer le lecteur avec des aspects trop autobiographiques et nombriliste qui sont souvent d'un ennui mortel
C'est aussi une des raisons de mon amour pour le polar... car finalement dans toute époque, la police est toujours au contact des réalités de son temps. Donc, le polar, c'est la possibilité d'aborder la réalité d'une société dans ses aspects les plus noirs (en terme de thématique) et les plus dynamiques (en terme de narration).
Nicolas : Avec Holmes et Les Enfants de Jessica, vous travaillez sur un format de 32 pages (hérité de la collection "32" des éditions Futuropolis). Ce format semble particulièrement bien vous convenir (à vous et à vos dessinateurs) car vous jouez sur une grande densité narrative tout en gardant un rythme et une intensité "feuilletonesque"...
LUC BRUNSCHWIG : Enfin, disons que 32 est une base, un format minimum, qui ne doit pas être limitatif... Il faut que les récits découpés en chapitres puissent donner pleinement ce qu'ils ont à donner, donc pouvoir se permettre d'aller bien au-delà de 32 pages si un morceau d'histoire le réclame (la preuve, Car l'Enfer est ici et Urban feront tous les deux 48 planches de BD)... C'est une liberté énorme et une volonté affichée par Futuropolis d'offrir une autre approche à l'idée de feuilleton, de série en Bande Dessinée... en restant toujours dense et percutant dans la narration, avec beaucoup de fond dans les récits.
Nicolas : Aviez-vous l'envie d'offrir de nouveaux cycles au Pouvoir des Innocents dès la fin du premier cycle de 5 tomes en 2002? L'idée de consacrer une série au procès (Car l'Enfer est ici) et une autre aux Enfants de Jessica (situé 10 ans après le procès) est-elle venue naturellement?
LUC BRUNSCHWIG : Quand nous sommes arrivés aux dernières pages du dernier tome du Pouvoir des Innocents, il nous a été impossible de boucler le récit sans imaginer ce que la présence de Jessica Ruppert et de ses idéaux humanistes allaient provoquer comme bouleversements dans une Amérique de plus en plus à droite.
On s'est mis à définir ce que les USA deviendrait 10 ans plus tard, en partant du principe que Jessica avait effectué deux mandats à la mairie de New-York et était entrée au gouvernement. On a vu ce qui constitue les bases des Enfants de Jessica, à savoir un aspect très positif : Jessica a effectivement fait de New-York un lieu à la pointe du social et de l'écologie et un aspect très négatif : la ville est seule aux USA à proposer toutes ces améliorations, attirant de ce fait énormément de gens, sans pouvoir absorber toute cette demande, provoquant un déséquilibre et une insécurité que récupèrent des groupuscules d'extrême-droite...
C'était une base de départ intéressante, mais plus un contexte qu'une véritable histoire, il nous fallait un peu de temps pour dégager une vraie histoire, des personnages qui nous permettraient de la faire vivre aux lecteurs... on s'est donc donné le temps du Sourire du Clown pour voir si on y arrivait. Immodestement, nous avons pensé qu'on avait un vrai récit à proposer et on s'est lancé...
Restait cependant un problème... entre le Pouvoir qui se passe en 1997 et sa suite qui est sensée se dérouler en 2007, on zappait complètement un évènement majeur de l'histoire contemporaine (surtout dans un récit qui prend New-York pour cadre) : le 11 septembre 2001. Il paraissait invraisemblable de ne pas en parler... j'ai donc commencé à mettre en place un récit qui confrontait notre histoire de terrorisme intérieur avec le terrorisme extérieur qui avait frappé les USA... ça a donné Car l'Enfer est Ici... où effectivement le procès de Joshua Logan et son résultat devient un enjeu politique majeur... alors que, rappelons-le, Logan est innocent de tous ces morts dont on l'accuse. C'est le récit de son combat avec sa femme, des gens qui récupèrent le symbole d'opposition à Jessica qu'il représente. Ce n'était pas prévu au programme (enfin pas au moment où nous avons bouclé le tome 5 du Pouvoir), mais c'est un récit excitant qui nous permet de raconter une autre histoire de l'Amérique, qui malgré ses différences pointe du doigt beaucoup de réalités qui nous affectent tous par ricochet (on sait l'influence des USA sur nos vies quotidiennes).
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Entretien réalisé en août 2011 via courrier électronique pour la libriaire Multi BD.
Mes sincères remerciements à Luc Brunschwig pour sa disponibilité. Nicolas Verstappen.
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