mardi 11 janvier 2011

Gekiga mon amour

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Des « faux mangas » de Jirô TANIGUCHI aux « innombrables images » de Shôtarô ISHInoMORI
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Durant ces fêtes de fin d’année, une dame me demanda si nous avions dans notre librairie des ouvrages d’un auteur dont elle avait oublié le nom. Elle se souvenait qu’il parlait de son père et qu’il ne faisait pas de « vrais mangas ». J’en déduisis, à mon grand regret, qu’elle recherchait des bandes dessinées de Jirô TANIGUCHI, auteur des superbes Le journal de mon père et Quartier lointain… Le cas pourrait faire sourire s’il n’était pas si répandu. Souvent présentée par les médias comme une « exception » dans le paysage de la Bande Dessinée japonaise,  l’œuvre de Jirô Taniguchi est placée en opposition au reste de la production nippone. Si les codes graphiques et narratifs utilisés par l’auteur se rapprochent d’une certaine bande dessinée occidentale,  la temporalité d’un ouvrage comme L'homme qui marche me semble profondément ancrée dans une tradition culturelle bien différente de la nôtre. Ses albums sont bien de « vrais mangas » au même titre que les albums de Jean Giraud/Moebius s’inscrivent dans la « bande dessinée franco-belge » à la suite du maître que fut Jijé. Elevé Taniguchi en « exception » tient donc avant tout d’une paresse intellectuelle (« les tiroirs sont si commodes ») et d’un coup marketing (pour convaincre le lecteur réticent en lui assénant que « ceci n’est pas du manga »).
A l’heure où des éditeurs francophones comme Cornélius, Le Lézard Noir ou Kana nous gratifient de nombreuses traductions des grandes œuvres du patrimoine de la bande dessinée japonaise, il est plus que jamais nécessaire de tordre le coup à des préjugés qui subsistent encore sur la valeur de la production venue du Pays du Soleil Levant. Et de s’apercevoir que Jirô Taniguchi n’a rien d’une "exception". La justesse et la puissance des récits de Kazuo KAMIMURA (La Plaine du Kantô chez Kana), Yoshihiro TATSUMI (Les larmes de la bête chez Vertige Graphic),  Yoshiharu TSUGE (L'homme sans talent chez Ego Comme X) ou Sanpei SHIRATO (Kamui den chez Kana) en témoignent et ce depuis 1957, année qui vit naître « officiellement » le mouvement du « GEKIGA ». Celui-ci optait pour une approche résolument adulte du manga en marge du travail de ses prédécesseurs. Le Gekiga sera le lieu de récits tantôt sociaux, tantôt intimistes, parfois expérimentaux, souvent dramatiques. Dans un entretien pour le site du9, l'auteur Hiroshi HIRATA déclare '"un gekiga, c’est un drame réalisé sur papier ; un drame par lequel on essaie d’atteindre aux tréfonds de l’âme humaine. D’ailleurs, faire du gekiga relève à mon sens moins du résultat concret que d’une attitude par rapport à la création".

La bande dessinée japonaise possède donc ses Tardi, ses Moebius et ses Gotlib. Elle compte ses Hergé, ses Goscinny et ses Charlier.  Œuvres canoniques ou œuvres de rupture, il n’y a pas de « vrais » ou de « faux » mangas, seulement des milliers d’approches riches et variées réunies sous un même vocable.  C’est l’une des raisons qui poussa l’auteur Shôtarô ISHInoMori à rédiger sa « Déclaration du Manga » en 1989 peu après la mort de son ami et maître Osamu TEZUKA. Il décida de remplacer le caractère « man » (qui signifie « dérisoire/grotesque ») dans le mot « manga » par un autre caractère qui se prononce de la même manière mais qui porte le sens de « dix mille/innombrable ». Le Manga ou « image dérisoire/grotesque » devenait ainsi, par homophonie, « les innombrables images ». Si cette proposition de nouvelle orthographe ne fit pas école, ce fut cependant l’occasion pour Shôtarô ISHInoMORI de défendre son art par le biais de ce texte : « le terme Manga recouvre différents types d’image qui expriment des éléments variés. Le Manga est un moyen de communication apprécié par différents types de personnes (un moyen de communication aimé et familier). Le Manga est un moyen d’expression qui utilise autant de cases que l’on veut, que ce soit une seule ou un nombre infini. Par conséquent, on peut dire que le Manga est un moyen de communication avec des possibilités illimitées ». Même si son œuvre magistrale ne s’inscrit pas dans la lignée du Gekiga, elle nous prouve toute la richesse du manga en allant de la science-fiction avec Cyborg 009 aux enquêtes policières de Sabu et Ichi en passant par ses biographies du peintre Hokusai et du bretteur Musashi Miyamoto. Nous vous reparlerons donc bientôt de cet auteur... et de quelques autres maîtres du Neuvième Art japonais. 
Nicolas Verstappen
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- Une présentation audio de la mythique revue GARO (et du GEKIGA) par l'historien Erwin Dejasse est disponible sur cette page.
- Notre chronique de Kamui den volume 1 de Sanpei Shirato.
- Notre chronique de La Plaine du Kantô volume 1 de Kazuo Kamimura.
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